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Heures silencieuses : vraie solution ou coup de com' ?

L’initiative a de quoi séduire : aller dans votre centre commercial préféré dans le calme, profiter d’une pause auditive dans cet océan de bruits que nous impose le monde. C’est le principe des heures silencieuses, de plus en plus appliquées dans les magasins en France.

Mardi matin. Les allées du centre commercial du Forum des Halles à Paris se remplissent petit à petit de clients. L’ambiance semble la même que d’habitude à un détail près : depuis le 5 avril dernier, de 10h à 11h, le centre passe en mode “silencieux”. Plus de musique dans une large partie de la galerie commerciale de 90 000 mètres carrés, lumières tamisées et annonces sonores en suspens : voici la norme désormais appliquée pendant une heure chaque mardi matin.


Les lumières tamisées du Forum des Halles rendent certaines allées plus sombres qu’à l’accoutumée. (© Julie Ragot)
Les lumières tamisées du Forum des Halles rendent certaines allées plus sombres qu’à l’accoutumée. (© Julie Ragot)


L’initiative n’est pas spontanée et propre au Forum des Halles : elle intervient après l’adoption en janvier 2021 d’une proposition de loi de la députée du Cher Nadia Essayan (MoDem). À noter qu’au Royaume-Uni et en Australie, les chaînes de supermarché Tesco et Coles ont adapté ce dispositif dès 2017 dans leurs magasins. Depuis le début de l’année 2022, les grandes surfaces françaises de plus de 1 000 mètres carrés sont donc fortement incitées à appliquer ces mesures de réductions des bruits et de la lumière, notamment pour devenir plus accessibles aux personnes souffrant de troubles du spectre autistique. “La réduction de 30% de la luminosité a un vrai impact sur les personnes atteintes de gênes visuelles. Cela leur permet de profiter d’une expérience plus agréable quand elles font leurs courses alors que certaines personnes, notamment des enfants, refusaient d’entrer dans un magasin auparavant. L’absence de musique profite quant à elle à tout le monde : les agressions sonores sont devenues permanentes dans l’espace public et ce moment de calme est bénéfique pour toute la clientèle.” nous explique Nadia Essayan.


Un dispositif apprécié mais peu remarqué

Si l’initiative est appréciée de tous, difficile pour certains d’y voir une réelle différence. Floriane, employée au Forum des Halles n’a pour le moment pas vu de nette différence par rapport à avant : “C’est un beau geste mais je ne vois pas l’intérêt par rapport aux personnes qu’ils visent avec ce dispositif. Pour être honnête, on ne voit pas vraiment la différence entre l’heure silencieuse et le reste du temps”. Même constat pour Théo, 21 ans, client du centre, qui doute de la pertinence de ce dispositif : “On est mardi matin. Forcément qu’il y a peu de bruit, il n’y a personne ! Le centre fait juste cela pour dire qu’ils le font mais la différence est peu visible. Je travaille dans un Leclerc qui a le même dispositif et qui ne coupe que la musique, car les LED au plafond ne sont pas réglables, ça n’a pas d’intérêt. Et il y aura toujours des enfants ou des personnes qui feront du bruit”. La députée Nadia Essayan explique toutefois que même si les visiteurs ne sont pas au courant et que la différence n’est pas flagrante pour tout le monde, un effet “heure silencieuse” se fait ressentir : “Spontanément, les gens parlent plus doucement en l’absence de musique. Ils n’ont plus besoin de crier. Cela baisse de manière assez logique le volume sonore des grandes surfaces”.


L'unique panneau d'information du dispositif des heures silencieuses au Forum des Halles.
L'unique panneau d'information du dispositif des heures silencieuses au Forum des Halles.

Certains employés des magasins du centre approuvent toutefois cette initiative, lassés par les nuisances sonores : “On est envahi par le bruit en permanence, en particulier le week-end. Même si notre boutique est assez calme en général, cela reste agréable de ne plus avoir la musique tout le temps. Mais il est vrai que la plupart de mes collègues n’ont pas vu la différence ou entendu parler du dispositif.” nous confie Catherine du magasin Nature & Découvertes du Forum des Halles.


Et il est vrai que la communication pour ce dispositif est quelque peu limitée. Sur l’ensemble des 4 étages du centre, un seul panneau mentionne l’initiative. Peu de personnes, employés ou visiteurs, sont finalement au courant de l’action mise en place. Cela donne un contraste assez ubuesque entre les allées du centre relativement calmes et sombres et les boutiques où la musique est à un volume sonore élevé et où les panneaux lumineux pullulent dans les vitrines. Contacté, le directeur du centre commercial n’a pas donné suite à nos sollicitations.


Le silence bientôt total ?

Super U, Carrefour, Leclerc… ce sont des milliers de grandes surfaces, plusieurs enseignes confondues, qui ont désormais adopté ce dispositif sur tout l’Hexagone. Chacune a adapté ses mesures. Le groupe Carrefour propose par exemple deux créneaux horaires silencieux, de 13h à 14h et de 16h à 17h, et ce tous les jours de la semaine.


Une question se pose toutefois : pourquoi ne pas couper les musiques et réduire la luminosité en permanence ? Faut-il y voir un simple coup de com’ de la part des enseignes participantes ? Pour Emmanuel Gavard, journaliste spécialiste de la grande distribution à Stratégies,“tout dans une grande surface est mis en place d’un point de vue marketing. À partir du moment où on change une toute petite chose, cela a un impact direct sur le chiffre d’affaires. La musique est calculée pour vous mettre dans une bonne ambiance qui vous donne envie d’acheter, pour vous mettre de bonne humeur. Si les enseignes n’y gagnaient pas un peu, ne serait-ce qu’en image, je pense qu’ils ne proposeraient pas ces heures silencieuses”.


Si pour le moment les grandes surfaces ne sont qu’incitées à appliquer ce dispositif, il pourrait cependant devenir obligatoire. Des concertations entre les associations de consommateurs, les ministères, les associations concernant le handicap et les représentants des grandes surfaces sont actuellement en cours pour poser davantage de cadre et de mesures concernant cette loi. Elle devrait être appliquée début 2023.


 

3 questions à... Emmanuel Gavard, journaliste spécialiste de la grande distribution à Stratégies


Le dispositif des heures silencieuses met à mal une partie de l’expérience client en coupant totalement le fond sonore présent dans les magasins. La musique fait pourtant partie intégrante de cette expérience. Emmanuel Gavard, journaliste spécialiste de la grande distribution pour le magazine Stratégies, nous explique en trois réponses tous ces mécanismes.


Quelle est l’utilité de la musique dans les grandes surfaces ?

La musique est calculée pour vous mettre dans une bonne ambiance qui vous donne envie d’acheter, pour vous mettre de bonne humeur. Il n’y a pas meilleur que les grandes surfaces pour optimiser le moindre détail de leurs magasins et pour savoir ce qui met le mieux en état d’acheter. Pour gérer ce fond sonore, il y a des sociétés de production qui réalisent des playlists, des radios internes et gèrent les publicités. Tout est optimisé, il n’y a pas un seul aspect qui ne le soit pas dans une grande surface. Tout est mis en place en adoptant un point de vue marketing. ALDI et LIDL ont toutefois un point de vue économique. Leur but est d’offrir un prix. Alors que les autres enseignes dites classiques veulent offrir une expérience. On a d’un côté l’objectif de vendre et de l’autre l’objectif de faire revenir. Et même si vous n’entendez pas la musique, c’est subliminal dans le sens où sur le temps où vous faites vos courses, vous allez au moins entendre une pub, une musique qui va attirer votre attention. Et ça va vous faire acheter.


Faut-il forcément voir une opération de communication cachée pour les grandes surfaces qui mettent en place des heures silencieuses ?

Tout est communication. Savoir si l’on fait quelque chose pour une bonne œuvre ou pour de la communication, c’est un peu la même chose que quand on fait un don à une association : est-ce qu’on le fait pour son égo ou pour la cause ? Les marques de la grande distribution ne sont pas des enfants de chœur, le but est clairement d’obtenir de l’argent. S’ils n’y gagnaient pas un peu, ne serait-ce qu’en image, je pense qu’ils ne le feraient pas.

Pour leur défense, s’ils communiquent trop dessus on va leur dire que c’est que de la communication. Il faut donc qu’ils dosent. L’autre souci, c’est que si trop de monde est au courant, tout le monde va venir et le dispositif ne fonctionne plus. Ils sont obligés de cibler très fortement leur communication, de ne pas forcément trop le faire savoir. C’est peut-être pour ça qu’ils le mettent à des horaires où il n’y a pas de forte affluence. C’est une balance à trouver. Ils essaient et tentent des choses. Mais ils ont tout intérêt à collaborer avec des associations pour cibler la communication. Les associations vont en parler auprès de leurs adhérents, d’établissements partenaires, de médecins, personnels médical et associatif. Vous vous retrouvez avec une communication ultra ciblée mais beaucoup plus lente car les associations ne s’associent pas facilement à ce qu’on pourrait assimiler à une opération commerciale. Ce genre d’initiative est donc assez lent à mettre en place, voir si on le fait correctement, si on ne perd pas trop de chiffre d’affaires… Clairement ce ne sera pas leur priorité tant que ça ne deviendra pas obligatoire.


Qu’est ce que l’on peut retenir de ce dispositif en termes de communication ?

Ce qui est intéressant à voir c’est la manière dont ils communiquent, en particulier sur les chiffres qu’ils donnent. Carrefour communique par exemple en nombre d’heures de silence et peu en nombre de magasins concernés. Ils mettent des chiffres grossis et pour être honnête, le nombre d’heures ne veut rien dire. Ça s’apparente énormément à Netflix qui communique sur le nombre d’heures ou de minutes visionnées pour une série ou un film, ça ne correspond à rien, ça ne veut pas dire grand chose. Là, on peut parler de coup de communication. En revanche, s’ils avaient axé leur communication sur le nombre de personnes en situation de handicap qui ont pu profiter de l’initiative ou sur le nombre de magasins, ça aurait été plus intéressant car on aurait pu mieux juger l’efficacité du dispositif.

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